Pourquoi déteste-t-on les trottinettes électriques?* – Slate.fr

Nora Bouazzouni
Temps de lecture: 8 min
Notre série «Pourquoi déteste-t-on les…?» recense les préjugés courants pour mieux les démonter. Roux, supporters, gros, journalistes… Nous avons déconstruit chaque semaine un nouveau stéréotype.
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Les esprits chagrins y voient le symbole d’une «infantilisation» de la société, certain·es trouvent ridicules les adultes qui la chevauchent et d’autres lui ont déclaré la guerre, à base de vandalisme et de caca mou. Mais pourquoi la trottinette suscite-t-elle tant de haine?
Les personnes qui ne voient dans l’objet qu’un jouet pour enfants se trompent. Dès les années 1915, l’ancêtre de la trottinette électrique –et de la mobylette– se prénomme Autoped. Elle roule à l’essence (rationnée en cette période de guerre), permet à la poste américaine de livrer rapidement les paquets urgents et aux gangs new-yorkais de semer la police en slalomant entre les voitures.
Fabriquée à Long Island (et en Allemagne par Krupp), l’Autoped est pliable et cible notamment les femmes, alors que les suffragettes américaines sont sur le point de remporter une bataille décisive: l’adoption du 19e amendement, qui inscrit dans la Constitution le droit de vote des femmes dans l’ensemble de l’Union.
Mais l’aïeule de la trottinette ne rencontre pas le succès escompté et l’Autoped cesse d’être fabriquée dans les années 1920… pour mieux renaître de ses cendres avec l’adjonction d’un siège, donnant naissance aux Vespa, Solex et autres deux-roues motorisés.
Dix ans plus tard, dans les années 1930, la trottinette fait son grand retour, sans moteur et avec deux roues à l’arrière. Elle est alors destinée aux enfants. Ce n’est qu’en 1996 qu’un adulte, le banquier suisse Wim Ouboter, créée un modèle pliable, solide et léger destiné aux parents plutôt qu’à leur progéniture.
Aujourd’hui, la trottinette en vogue est électrique, en libre-service dans des dizaines de grandes villes à travers le monde (plusieurs opérateurs américains, suédois et allemands se disputent le marché parisien), roule à 30 km/h et cristallise une haine frôlant la démence.
Est-ce sa nature hybride mi-skate, mi-vélo qui l’empêche d’être considérée comme un moyen de transport à part entière, moderne et innovant? La trottinette ne nécessite pourtant aucune compétence –contrairement au vélo, à l’hoverboard ou à la monoroue.
Elle est non-polluante(1); c’est la reine de l’intermodalité (le fait de combiner plusieurs modes de transports). Elle permet de désengorger les centres-villes saturés et répond à la problématique du fameux dernier kilomètre, ainsi qu’aux enjeux de la mobility as a service, qui veut remettre l’expérience usager au centre des transports.
Autant de qualités qui expliquent son succès: un million de trottinettes mécaniques et 232.749 trottinettes électrique se sont vendues en France en 2018.
Parmi les griefs des trottin-haters, il y a d’abord les mauvaises pratiques. Les modèles mécaniques sont assimilés à des piétons, mais les patinettes électriques sont elles interdites de trottoirs (135 euros d’amende à Paris).
Il semblerait pourtant que tout le monde n’ait pas eu le mémo et les accidents piétons-trottinettes et trottinettes-voitures se multiplient, au point que la municipalité de Beverly Hills en a interdit l’usage pendant six mois –à New York, elles sont carrément hors-la-loi.
En France, les trottinettes devraient emprunter la chaussée ou les pistes cyclables, elles-mêmes squattées par les scooters, taxis et camions de livraison indélicats.
Les politiques d’aménagement du territoire s’étant articulées depuis plus d’un siècle autour du tout-automobile, force est de constater que si nos grandes villes valorisent les modes de transport alternatifs, ceux-ci sont loin d’être correctement intégrés au tissu urbain. Ça n’excuse pas de rouler à balle sur les trottoirs, mais explique aussi pourquoi les cyclistes préfèrent prendre une rue à contre-sens plutôt que de se faire écraser sur l’avenue parallèle.
La stratégie des start-ups responsables du retour de hype des trottinettes n’est pas non plus sans conséquence: en inondant les villes de leurs engins sans demander l’autorisation aux pouvoirs publics, elles forcent certes l’adoption d’un nouveau mode de transport qu’il sera difficile d’interdire a posteriori (l’Allemagne les a néanmoins bannies sur l’ensemble du territoire, pour l’instant), mais empêchent aussi la mise en place d’infrastructures et de cadres réglementaires censés protéger leurs usagèr·es.

Concernant les trottinettes électriques en libre-service, le principe du free floating, c’est-à-dire sans stations ni bornes d’attache (contrairement aux Vélib’), pose un autre problème auquel les populations des villes concernées doivent faire face chaque jour: les trottinettes abandonnées au milieu de la rue, des trottoirs ou des parcs.
Rennes s’est d’ailleurs opposée à ce principe. En attendant la future loi d’orientation des mobilités, censée encadrer le déploiement anarchique de ces engins, la mairie de Paris a instauré une redevance pour les opérateurs, dont la recette servira à aménager des places de parking. Ce qui ne manquera pas de faire enrager les automobilistes, qui ne savent déjà pas où se garer, mais aussi les cyclistes, qui réclament depuis longtemps davantage d’espaces de stationnement.
Soyons patient·es: l’arrivée des Vélib’ et autres Vélo’v au début des années 2000 avait elle aussi suscité l’ire des piétons et provoqué nombre d’accidents mortels, notamment entre cyclistes et poids lourds.
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L’adepte de la trottinette semble avoir supplanté le fana de vélo, forcément «donneur-de-leçons-écolo-bobo», dans nos petits cœurs remplis de fiel, mais pour des raisons bien différentes.
Car la trottinette électrique, contrairement à la bicyclette ou au skateboard, c’est l’exact opposé de la contre-culture. Remise au goût du jour par un banquier et popularisée par des start-uppers de Californie, elle représente un futur technophile à la fois désirable et détestable.
C’est le symbole du greenwashing technophile de la Silicon Valley, où est née la start-up Lime, spécialiste de la mobilité (et de la trottinette), devenue licorne en moins de deux ans; c’est la personnification du néolibéralisme cool et gentrificateur sauce californienne.
En France, les early adopters de la trottinette moderne furent les cadres encostumés de La Défense, engin sous le bras dans la ligne 1 automatisée, fiers comme des paons façon «Vous verrez, dans dix ans, tout le monde en aura une» –les mêmes, peut-être, qui s’étaient rués sur les Google Glass par FOMO.
En Californie, la guerre est déclarée. Dans son numéro de mars 2019, l’édition Moyen-Orient du magazine américain Esquire évoque la «plaie» des trottinettes électriques et rapporte que 30% de la flotte appartenant à Bird a été vandalisée dans les deux semaines suivant sa mise à disposition.
À Los Angeles, ces allégories de la disruption ne sont pas non plus les bienvenues. Et pour cause: depuis quelques années, refroidies par les loyers –et donc les salaires– exorbitants de la Silicon Valley, les start-ups de la baie de San Francisco s’exilent en masse sur le littoral angeleno, rebaptisé «Silicon Beach». C’est le cas de Bird, fondée là-bas en 2017 par un ancien de Uber et Lyft et désormais valorisée elle aussi à plusieurs milliards de dollars.
La population locale, furieuse de subir à son tour la flambée des prix et l’arrogance des ingénieur·es en trottinette sur Venice Beach, en est venue aux mains. Une hostilité dont on peut voir les conséquences sur le compte Instagram Bird Graveyard («Cimetière de Bird»), qui revendique 80.000 followers, contre 76.800 pour le compte officiel Bird: QR codes rendus inutilisables, engins vandalisés, jetés à l’eau, accrochés à des feux tricolores ou bien recouverts de merde. S’en prendre aux trottinettes est devenu un acte de résistance, le moyen le plus simple de faire du tort à la Big Tech.
Une publication partagée par Bird Graveyard (@birdgraveyard) le
Dans l’Hexagone, la patinette suscite également des réactions outrées, mais pour d’autres raisons encore. D’abord, elle nous met face à nos contradictions: on aimerait bien rouler propre et ne plus être tributaire des transports en commun, mais comme on n’a pas de garage à vélos et qu’on trouve ridicules les adultes en trottinette, on continue à râler après la RATP en grève ou parce que ça bouchonne.
Une amie me confiait récemment qu’elle essaierait bien la trottinette, mais certainement pas dans son arrondissement, pour ne pas croiser quelqu’un qu’elle connaît. Certain·es vont voir Alad’2 à l’autre bout de la ville pour ne pas subir l’opprobre de leur entourage, d’autres s’empêchent de trottiner cheveux au vent par peur du jugement des autres.
Mais qu’a bien pu faire cet engin au bon dieu pour être traité de la sorte?
Eh bien, elle a beau être pratique, elle reste perçue comme un jouet. Les adultes sur Pokémon Go? Ridicules. Les adultes qui jouent aux jeux vidéo? Des gens irresponsables. Les adultes en skate? Des quadras qui refusent de grandir. Le point commun entre toutes ces pratiques et la trottinette: leur usage récréatif et associé à l’enfance.
Contrairement à la voiture ou la moto, qui nécessitent d’être majeur·e et de posséder un permis de conduire, la trottinette est accessible à tout le monde, sans restriction d’âge, et l’on peut s’en servir pour aller bosser, flâner dans une ville inconne ou bien faire des tricks dans un skatepark.
Pour le philosophe Michel Onfray, elle incarnerait donc une «infantilisation» de la société. «Quand je vois ces grands adultes sur des trottinettes avec des shorts, des chaussures de sport, avec des écouteurs, qui ont des tatouages partout […], je me dis qu’effectivement, il y a une infantilisation qui me déplaît», plaidait-il au micro d’Europe 1 en août 2016.
Et de grommeler que c’est à cause du féminisme que l’on ne peut plus être ni adultes, ni «virils» –au sens latin de vir, précise-t-il. Un argument classique dans la rhétorique de la «crise de la masculinité», qui prétend que les femmes féministes cherchent *en fait* à déviriliser –quoique ça veuille dire– et infantiliser les hommes en «féminisant» la société.
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Rappelons que c’est un homme, Wim Ouboter (banquier suisse, assez viril pour toi, Mich-Mich?), qui a redoré le blason de la trottinette, non parce que sa femme lui avait confisqué son gros SUV, mais parce qu’il «ne [pouvait] garer ni voiture, ni vélo devant son restaurant préféré».
Puisque la trottinette souffre encore d’une image régressive et que la voiture reste associée à la virilité et au passage à l’âge adulte, pas étonnant qu’un quadra en patinette, ça fasse bugger nos cerveaux, voire ça désintègre instantanément notre libido. Un vrai bonhomme, ça chevauche une moto, ça enfourche un vélo, ça domine la chaussée, c’est pas perché comme un con sur une inoffensive trottinette.
«Chez les hommes, c’est souvent la vieillesse sociale qui est valorisée», analyse Yoann Demoli, sociologue de l’automobile. Or «la voiture permet de se vieillir socialement […], c’est un des rites de passage qui restent, pour [des] individus qui n’auront pas le service militaire.»
Le permis de conduire est l’un des derniers symboles de cette transition entre l’adolescence et l’âge adulte, que la pédopsychiatre et psychanalyste Marie-Rose Moro juge «beaucoup plus longue aujourd’hui», un phénomène «à la fois lié à l’organisation de la société, à la longueur des études et aux difficultés à rentrer dans le monde du travail».
La trottinette, au même titre que les nouvelles technologies, participe au brouillage des trois âges consacrés de la vie (jeunesse, adulte, vieillesse) en reconfigurant les codes qui leur étaient jusqu’alors associés. Qu’est-ce qu’être adulte? Qu’est-ce qu’être viril? Qui mettrait un râteau à Lewis Hamilton en trottinette?

Au fond, si les trottinettes nous affolent tant, c’est peut-être parce que l’on croyait que cela ne nous arriverait jamais, à nous, la génération Club Internet et modem 56K, nous qui racontons la naissance de YouTube et Facebook en tirant sur une pipe imaginaire et qui avons troqué nos téléphones à clapet pour des iPhone en un rien de temps, de nous sentir dépassé·es, old, ringard·es, autant à l’aise sur Snapchat que Yann Moix devant une femme de 50 ans.
Vous ne trouvez pas ça cool, de rouler en trottinette? C’est sans doute parce que vous ne l’êtes plus.
1 — À l’utilisation, s’entend. Les modèles électriques nécessitent des batteries au lithium, un métal rare dont l’extraction pose de graves problèmes environnementaux. Celles proposées en libre-service ne sont pas non plus très robustes: en février 2019, la newsletter tech Oversharing estimait la durée de vie moyenne des trottinettes Bird et Lime à seulement vingt-huit jours. Retourner à l’article
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